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Entretien avec

Yoann Gourmel,
commissaire de l’exposition
«Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce»

Palais de Tokyo, du 8 février au 8 mai 2017

 

La saison « En toute chose » présentée au Palais de Tokyo s’est s’intéressée à la place des objets dans la société et aux rapports que l’homme entretient avec eux. Les œuvres réunies proposent diverses approches de l’objet qui mettent en évidence ses rôles sociaux et économiques. Usages des objets, enjeux de pouvoir, rapport au corps, relation sujet/objet, valeur symbolique, sont autant d’approches qui se sont déployées au sein du centre d’art et qui nous invitent à (re)penser la dialectique qui oppose et unit social et matériel. Entre anthropologie et sociologie de la matérialité, cette saison témoigne de la place grandissante des objets dans de multiples sphères de nos vies et de la nécessité de réexaminer l’impact de leur omniprésence. L’exposition «Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce» présente les travaux d’artistes nationaux et internationaux dont les œuvres donnent corps à l’influence réciproque de l’économie de marché et des sentiments. Elle pose un regard à la fois poétique et critique sur les relations de l’homme à son environnement, naturel, celui qu’il crée et qui le façonne en retour.

Quel a été le point de départ de cette exposition ?
Comme pour toutes les expositions, le point de départ a été les artistes. J’avais l’envie de mettre en dialogue des pratiques autour de la question de l’objet affecté. L’affect est quelque chose qui traverse le corps social et particulièrement aujourd’hui où l’économie néo-libérale, après avoir cherché à quantifier les corps et après avoir modelé une représentation du corps idéal, montre aujourd’hui une volonté de modeler les sentiments. Cela se ressent dans les objets du quotidien, dans l’architecture, dans les lumières qu’on utilise dans les espaces publics, dans les espaces de travail et cela participe d’une indistinction entre le temps et l’espace du travail et le temps et l’espace du loisir. Ces observations sont perceptibles dans le travail de certains artistes. Il s'agissait donc de voir comment les artistes se saisissent de ces questions-là pour produire des œuvres et voir comment à travers leur agencement, elles stimulent ces questions et en font émerger de nouvelles.

Comment s’est opéré le choix des artistes ?
Il y avait déjà un certain nombre d’artistes qui m’intéressait, dont Mika Tajima et Pedro Barateiro. Chez Mika Tajima il y a une volonté de traduire visuellement et de mettre en forme ce qui relèverait à la fois des discours et des pratiques économiques, et des discours et des pratiques émotionnels. Elle observe comment les données numériques, qu’on appelle la «big data», vont être entrées comme paramètres pour déterminer l’évolution de tel ou tel titre boursier. Elle s’est notamment intéressée au passage des cubicles aux open space dans les environnements de travail, en se demandant comment ces espaces conditionnent des manières de travailler et d’être ensemble. Elle se concentre sur la manière dont les données dites «immatérielles» vont avoir une influence sur ces réalités. Du point de vue de la scénographie, l’idée était de trouver un équilibre entre les différents langages plastiques de manière à ce qu’il y ait une sorte de cohérence et en même temps, parfois, de grands écarts esthétiques.

Vue de l’exposition « Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce »,  Palais de Tokyo (03.02 – 08.05.2017). Photo : Aurélien Mole

Un exemple de ces écarts esthétiques et de ce qu’ils peuvent produire est notamment le passage de la salle de Michael E.Smith à celle de Marjorie Keller. On est assez déconcerté quand on arrive dans l’espace de Michael E.Smith : c’est une salle assez froide dans laquelle il n’y a pas grand chose, on ne sait pas vraiment comment aborder les objets qu’on y trouve, puis, on passe dans la salle adjacente où l’on découvre la projection de Marjorie Keller qui nous montre des objets qui nous sont familiers, qui sont ceux d’un intérieur domestique et qui nous renvoient aux nôtres. On a donc côte à côte ces deux espaces qui proposent deux différents types de rapports aux objets : des objets qui nous laissent perplexes parce qu’on peine à saisir leur statut, leur fonction ou leur histoire et des objets qui nous parlent de manière plus émotionnelle parce qu’on les reconnaît comme objets appartenant à un espace privé donc potentiellement chargés d’histoire et d’émotions.
Quand on arrive à ce niveau, on fait demi-tour, ce qui marque la fin du parcours. Dès le début, j’ai souhaité que le travail de Michael E. Smith se trouve en fin de parcours et qu’il soit en relation avec la vidéo de Marjorie Keller. Les deux artistes abordent la question du corps, de sa disparition, liée notamment aux usages du numérique et à la dématérialisation de l’économie. C’est une pensée qui nourrit toute l’exposition dans la mesure où plus on y avance, plus le corps est désincarné. Le travail de Michael E. Smith illustre cette disparition de l’être humain. Cette salle très froide, qui rappelle un entrepôt, traduit bien la démarche de Michael E. Smith qui ne cherche pas à fétichiser les choses. Cet ensemble de pièces témoigne d’une forme de violence que l’homme fait subir à son environnement. Ce sont des jeux perfectifs et sensibles qui font appel à des images mentales fortes. Le gant qu’il accroche au mur et dont l’emplacement du pouce a été sectionné, évoque autant l’objet qui a subi une forme de maltraitance que l’homme privé de sa puissance d’agir sur l’environnement. Ces gestes permettent de repenser ce qu’est un être humain et ce qu’est un sujet. On a presque à faire à un monde après l’homme. Les objets que filme Marjorie Keller apparaissent comme les témoins d’une vie qui n’est plus là : une vie familiale et plus globalement une société qui n’existe plus. Sa vidéo peut se lire comme un portrait de la société américaine des années 70, d’un mode de vie bourgeois basé sur la production et l’accumulation de biens. Entre la vidéo de Marjorie Keller et les assemblages de Michael E. Smith, on glisse d’une société qui croit encore à ce modèle économique à une société dont on voit l’échec de ce modèle cinquante ans plus tard.

Le poème de Richard Brautigan qui donne son titre à l’exposition et qui accueille les visiteurs, parle d’un retour à la nature permis par la présence des machines. L’exposition confronte davantage les visiteurs à des objets qu’à des machines. Qu’est-ce qui lie les œuvres de l’exposition au poème de Brautigan ? Comment nous permet-il de les appréhender ?

Il ne s’agit pas pour les œuvres d’illustrer le poème. C’est un poème que Richard Brautigan écrit en 1967. Il est alors considéré comme un porte-parole de la culture hippie. Dans ce poème on a effectivement l’impression que Brautigan appelle de ses vœux cette harmonie entre l’homme, la machine, les mammifères. Parallèlement, s'en dégage une ambiguïté qui repose sur la croyance que la technologie va permettre d’émanciper l’homme du travail mais que ce faisant, il restera sous le regard voire sous le contrôle des machines. On peut dès lors lire le poème comme une volonté de croire en ce dogme moderniste avec la conscience que le tableau semble déjà noirci. Ainsi, le poème écrit il a exactement cinquante ans, semble pressentir ce qui a pu se développer par la suite, notamment avec le développement des nouvelles technologies. Le projet de l’exposition était de voir comment, aujourd'hui, les artistes se saisissent de ces questions ; pas tant du point de vue de la technique ou des machines que par les usages qu’on partage. La question étant : qu’est ce que tout cela entraîne dans notre rapport aux autres, dans nos représentations de nos corps, dans la pensée de nos identités ? Mais aussi, comment l’économie se saisit de toutes ces problématiques pour tenter d’influer et déterminer un certain nombre de comportements et modes de vie et cela, dans une logique de production et de consommation.

Vue de l’exposition « Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce »,  Palais de Tokyo

(03.02 – 08.05.2017). Photo : Aurélien Mole

Le poème est donc un point de départ à partir duquel il est possible de réfléchir à ces questions. Ce contexte et cette distance temporelle, permettent de reposer ces questions différemment. En début ou en fin de parcours, on découvre l’ensemble de six épisodes de Marie Mathématique. C’est une série de science-fiction diffusée pour la première fois dans les années 60 et dans laquelle on suit les aventures d’une héroïne de 16 ans au 29e siècle. C’est à nouveau une projection dans le futur. Dans ce futur, il n’y a plus de distinction entre les êtres humains, les robots, les animaux. Ces deux visions, qui sont des visions du passé du futur font écho à des questionnements actuels. Ces questionnements sont aussi ceux de l’histoire de l’art. Comment se représente-t-on le futur ? Comment se pense-t-on sujet ? Quelles formes prennent nos interactions avec les autres ? Mais aussi, comment arrive-t-on à une pensée en dehors du sujet humain, c’est-à-dire à penser le monde sans l’homme ? 

On peut imaginer un autre lien entre les objets de l’exposition et les machines du poème de Brautigan, qui résiderait dans la capacité d’action des choses. Les objets ne peuvent-ils pas être considérés comme des machines, soit des produits dotés d’un pouvoir d’action, dès lors que nous les investissons d’une charge soit symbolique, soit émotionnelle ou que nous leur donnons une place prépondérante dans nos vies ?
Ce n’est pas une lecture que j’ai voulu faire, à savoir le rapport à l’animisme ou le techno-animisme mais c’est juste. Étymologiquement, la machine est ce qui met en mouvement. Un objet peut mettre en mouvement la pensée et d’autant plus une œuvre. Ici, il s’agissait davantage de questionner le pouvoir d’agir de ces machines qui sont tellement partout qu’on ne les voit plus. Le design des objets les rendent de plus en plus anthropomorphes, les « bots » sur les plateformes en ligne traduisent la volonté d’humaniser la machine et inversement.

Il semble en effet qu’il y a presque simultanément une humanisation des machines et une rationalisation de l’humain, de ses sentiments, qui sont transformés en objets ou ciblés à des fins commerciales.
C’est présent dans le travail de Pedro Barateiro, notamment à travers cet ensemble de structures qui reprennent des échelles d’objets familiers et qui toutes, ont cette légère courbe qui renvoie au logo d’Amazon, qui lui-même provient du sourire humain. L’acte par lequel cette multinationale se saisit de ce geste pour vendre des objets, cristallise pour lui à la fois le cynisme et la dureté du monde dans lequel nous vivons. Monde dans lequel n’importe quel sentiment peut être réifié, rationalisé, pour servir d’argument de vente et de logo afin de véhiculer une certaine image de l’entreprise. Le ton un peu froid de ces sculptures renvoie par ailleurs à une esthétique un peu « corporate » de sorte que ce sourire plein d’empathie se fossilise.

Vue de l’exposition « Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce »,  Palais de Tokyo (03.02 – 08.05.2017). Photo : Aurélien Mole

Si l’on reconnaît que nous créons de plus en plus une dépendance à certains objets, et que les formes de leurs usages font de nous de simples consommateurs, il n’est pas moins vrai que certains objets, à travers la charge symbolique que nous leur conférons témoignent de notre appartenance à un groupe et en cela agit comme point de repère pour l’individu dans la société. L’usage de fétiches dans le cadre de rituels dans les sociétés traditionnelles est un exemple de ces objets qui ont une fonction sociale.
Cette dimension est présente dans le film d’Isabelle Cornaro. Dans ses vidéos, les plans sur bibelots évoquent la manière dont on charge les objets, soit d’une valeur sentimentale, soit, lorsqu’elle filme des pièces de monnaie, d’une valeur d’usage, économique et réglée par des standards, mais dont on a vu avec l’installation de Mika Tajima qu’ils pouvaient dépendre de facteurs émotionnels. La présence d’extraits de vidéos de films Disney dans lesquelles des objets et des animaux ont des traits humains participe autant de cet imaginaire.

Alors qu’on s’attend à rencontrer les machines à l’intérieur de l’exposition, c’est autour d’elle avec les installations d’Emmanuelle Lainé et de Dorian Godin qu’on les trouve. Par ailleurs, l’exposition d’Abraham Poincheval, non loin de l’exposition incarne ce retour à la nature qu’évoque le poème de Brautigan. Cette scénographie crée un espace dans lequel le poème de Brautigan se déploie et fait communiquer les expositions les unes avec les autres. Est-ce un heureux hasard ou une volonté de mettre en évidence la manière dont ces expositions se font écho ?
Les choses se construisent de manière simultanée donc ce n’est pas complètement fortuit. Il y a une forme de cohérence qui se fait aussi par opposition. La saison reflète ce que nous cherchons à faire dans les expositions, c’est-à-dire souligner des lignes de forces par leur contraire et là effectivement c’est assez opérant. On aperçoit l’autonomie de chaque proposition, des problématiques et des pratiques qu’elles sous-tendent, mais on peut également reconstruire du sens par leur proximité.

Vue de l’exposition « Sous le regard de machines pleines d’amour et de grâce »,  Palais de Tokyo (03.02 – 08.05.2017). Photo : Aurélien Mole

Le Palais présente également la série de documentaires du réalisateur britannique Adam Curtis, qui,  comme l’exposition, emprunte son titre au poème de Brautigan. Il en résulte un corpus d’œuvres qui porte un regard critique sur la relation de l’homme aux machines et aux objets. Pourquoi ces vidéos sont-elles présentées hors de l’exposition ?
Il s’agit de trois documentaires d’une heure, je souhaitais par conséquent donner des conditions de diffusion qui permettent de pouvoir s’installer assez confortablement. La scénographie de l’exposition ne permettait pas d’aménager un espace propice à ce confort au sein même des œuvres. Il me semblait toutefois très important de les montrer parce que dans ces épisodes, Adam Curtis, s’intéresse de près à la question de la cybernétique et c’est un terme qui revient trois fois dans le poème de Brautigan. La cybernétique est une science qui émerge pendant la seconde guerre mondiale et qui est issue de la recherche militaire. Par la suite, elle va être associée aux domaines de l’informatique et de la communication, puis dans les années soixante on va tenter d’appliquer ce fonctionnement en système à l’être humain et à son environnement naturel. Le travail d’Adam Curtis consiste à observer comment cette science de la cybernétique va être appliquée à la fois à l’économie, à l’écologie et à la politique. Il en fait une lecture marxiste car pour lui la cybernétique est avant tout une science du contrôle. Par ailleurs son approche historique permet d’éclairer l’exposition.

Comment envisagez-vous le rôle du titre d’une exposition ? Selon vous, quel rapport entretient-il ou doit-il entretenir avec son contenu ?
D’une manière générale, ce qu’on appelle le paratexte d’une exposition (le titre, les textes, les cartels etc.), m’intéresse en tant que forme en soi. Je trouve intéressant de les redéfinir pour chaque projet, donc je n’ai pas de règles. Cependant, je trouve aussi intéressant de donner des titres qui ne permettent pas au visiteur de savoir ce qu’il va voir. Ils vont alors agir comme des embrayeurs qui vont permettre soit de donner envie, soit de se faire une idée, qui peut être assez fausse, de ce qu’on va voir. Ici, le titre permet que le visiteur se questionne sur le rapport à la machine dans cette exposition. Il permet une autre couche d’énonciation. C’est un titre assez lyrique qui renferme tout un champ de réflexion. Il est possible de le déconstruire et de le reconstruire de nombreuses manières. Cette polysémie me plaît, car elle correspond à cette volonté d’offrir à la fois cette rencontre avec des œuvres tout en proposant un discours qui puisse être suffisamment articulé pour permettre de penser les choses par soi-même et qui du même pas irrigue l’imaginaire de chacun. Il me semble que les paratextes d’une exposition correspondent à ça. Ensuite, donner à l’exposition le titre d’un poème permet aussi tout simplement de participer à la circulation de l’œuvre ce que je trouve être une belle idée.
 

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