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Œuf, Abraham Poincheval


Dans un vivarium, un homme assis sur une chaise en bois couve des œufs de poule. Il est enveloppé d'une couverture qui le dissimule plus ou moins. Autour de lui, à même le sol, sont disposés ses réserves de nourriture et deux livres. Comme le linge qui le couvre, habit traditionnel coréen conçu pour lui et pour cette occasion par l'artiste Seulgi Lee, ces objets habillent l'espace d'une discrète intimité. Malgré les regards de ses semblables auxquels il est chaque jour confronté, et avec lesquels il interagit dans des échanges intérimaires, cette expérience est aussi celle de la solitude. Il restera enfermé dans cette boîte entre 21 et 26 jours que les œufs éclosent ou qu’ils refusent cette paternité. Pour atténuer les incommodités des conditions d'enfermement et d'immobilisme qu'imposent cette tentative, il s'échappe chaque jour pendant vingt minutes de sa chambre de couvaison.

Dans un vivarium, un homme assis sur une chaise en bois couve des œufs de poule. S’agit-il de défier l’impossible masculin de donner naissance ou l’impossible humain de n’être qu’animal ? Un élément vient presque écraser cette question d’ordre biologique : le dispositif, qui enferme autant l’homme que son questionnement. Ce qui heurte d’abord, c’est ce que l’on voit : un homme dans une cellule, exposé au regard de tous. Plus exactement, un homme dans une cellule qui s’expose au regard de tous. La nuance est précieuse et pourtant, quelle que soit la posture que l’on choisit d’adopter, l’observation de cette mise en scène n’échappe pas à un certain malaise. La nature humaine de l’artiste n’est pas questionnée, il se couvre, il lit, on a bien affaire à un être cultivé. Mais il se joue une dialectique entre voyeurisme et exhibitionnisme, soutenue sans faiblir par ce contexte. L’artiste ne semble pas tant expérimenter la condition animale par son action, puisque la couvaison est dissimulée, que par l’espace dans lequel il a choisi de la mettre en œuvre. Ce faisant, il invite, voire il contraint les visiteurs à être les activateurs de cette expérience dont il se fait le cobaye : c’est le spectateur qui fait de lui un animal en cage, une bête de foire. Les réalités auxquelles renvoient l’enfermement – même s’il est ici volontaire – se mêlent à l’incongruité de l’expérience pour forcer le regardeur perplexe à assumer un rôle de vigile froid ou empathique.

Dans un vivarium, un homme assis sur une chaise en bois couve des œufs de poule. L’ambition est de donner naissance à des poussins qui seront ensuite élevés dans une ferme, c’est-à-dire dans des conditions qui témoignent d’un respect de l’homme envers les autres êtres vivants. En se substituant à l’animal dans cet acte de paternité, l’artiste fait l’expérience d’une temporalité qui lui est étrangère, celle de l’animal, celle de la gestation. Cette immersion induit qu’un autre type de rapport est possible de l’homme à l’animal. Il en naît une utopie dans laquelle les distinctions biologiques entre les espèces ne seraient plus le ferment de la domination des unes sur  les autres. L’homme est l’espèce qui peut choisir de prendre soin de l’animal, de lui offrir son temps, sa chaleur et sa technologie ; il est chargé, par sa place dans le règne animal, de plus de devoirs que de droits vis-à-vis des autres espèces. Or, cette idée aussi est rendue confuse au spectateur par le procédé choisi. D’abord, nous sommes face à un homme qui s’est autorisé à utiliser un être vivant pour mener à bien une expérience. Ensuite, puisque nous sommes face à une forme d’hybridation, cela suppose que les espèces sont interchangeables : l’homme peut-il assumer les devoirs que lui impose sa supériorité vis-à-vis des autres espèces, si toutes se valent ?

Abraham Poincheval, Œuf, 2017

Performance du 29 mars jusqu’à l’éclosion des œufs, visible en ligne ici

Dans le cadre de la saison "En toute chose", 3 février - 8 mai 2017, Palais de Tokyo, Paris

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