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Felipe Ortega Regalado, DDessin (14)

Parallèlement à la huitième édition du festival Drawing Now se tenait à Paris du 28 au 30 mars 2014, DDessin(14), autre festival de dessin contemporain, plus modeste d’apparence mais aux propositions artistiques aussi belles que saisissantes. Parmi celles-ci, les séries de Felipe Ortega Regalado, artiste espagnol dont les travaux n’avaient jusqu’alors jamais été exposés en France, présentées par la Galerie AD…Duc in Altum (Rueil-Malmaison).

 

L’œuvre dessinée de Felipe Ortega Regalado s’apparente à un cabinet de curiosités. Son univers mélange végétaux, figures et entités abstraites au caractère énigmatique. L’humain y est absent ou presque. Dans la figure d’un Narcisse revisité ou dans le symbolisme de ces spécimens végétaux, l’homme trouve sa place. Si aux premiers abords, il paraît secondaire dans le propos de l’artiste, l’observation assidue de ces séries révèle que l’humain est au centre des préoccupations qui sont celles de F.O.R et qu’il transfigure dans ses dessins.

 

Nature humaine

 

La série ananda donne à voir une nature exubérante, parfois redoutable mais toujours fascinante. Soufflé par le milieu végétal au cour de promenade, ces dessins n’illustrent pas la prodigalité de la nature, mais sont les reflets d’émotions ressenties face au spectacle qu’elle offre. À l’instar des peintres impressionnistes, F.O.R s’emploie à décrire la nature telle qu’il la ressent. Se déploie ainsi devant nos yeux une végétation curieuse, où des tiges couvertes de poils évoque une sensualité animale, où des branches cassées transpirent – saignent peut-être ? – leur sève, où l’entrelacement de ces différents corps s’apparente à une lutte pour la survie. Le trait est précis et l’attention au détail poussée à son extrême, un dessin perfectionniste – d’autant plus impressionnant quand on sait qu’il résulte d’un premier geste de l’artiste – qui nous permet à la fois de saisir les forces tapies au sein de cette flore et de nous laisser envahir par son excentrique beauté.


Expressions de l’affect de l’artiste, les dessins de ces végétaux acceptent une double interprétation. Le visiteur peut les lire comme une physicalisation de ressentis ou – mais peut-être aussi simultanément – les recevoir comme les illustrations d’une encyclopédie imaginaire voire utopique des plantes et fleurs. Le caractère sensible de la première acceptation s’éprouve dans la reconnaissance d’une projection de sentiments propres à l’être humain sur l’environnement qui l’entoure et même, dans la transposition d’un vécu du monde vers un univers fantasmé. Là où se rejoignent ces deux strates de lecture de l’œuvre de F.O.R, c’est que l’une comme l’autre intègrent le caractère irréel de ces végétaux, les robes de poils qui habillent les tiges des fleurs en sont des exemples. L’artiste le souligne, il ne s’agit pas de botanique. Il n’est donc ici pas question de figuration et l’infinitésimale précision de la représentation ces végétaux n’est là que pour rendre visible les rapports d’un homme à son monde.

L’hybridité au service de l’utopie

 

Dans l’univers surréaliste du dessinateur, l’homme ne fait qu’un avec les éléments végétaux. Sa présence, souvent suggérée tantôt proéminente, nous fait pénétrer plus amplement dans l’œuvre.
La singularité de l’imaginaire de F.O.R s’observe avec davantage de clarté dans ses séries subyacente, troublantes par leur proposition. L’artiste crée ici des formes, dont la nature, voire la fonction, demeure obscure. Si les contours et surfaces de ces corps peuvent rappeler des choses du quotidien, le tout reste insaisissable. Alors que l’on retrouve la texture filandreuse et velue des végétaux de la série ananda, on peine à qualifier ces entités dont des formes et des surfaces émane souvent une sensualité manifeste. On pense incidemment à l’érotisme des fleurs de Robert Mapplethorpe qui sous l’objectif du photographe se laissaient contempler tel des objets de désir, nous renvoyant insidieusement à notre sexualité. Les contrastes et les nuances de noir, de gris et de blanc viennent fixer la nature irréelle de ces figures et leur confèrent une aura mystique. L’objectif semble alors résider ailleurs que dans l’identification de ces étrangetés. Une fois encore, l’artiste convoque notre système limbique et nous incite à nous défaire de nos connaissances pour mieux nous laisser porter par nos émotions.


Le titre de ces séries, « sous-jacent » en français, souligne l’idée que le propos se trouve en d’autres lieux que dans son aspect formel, celui-ci incarnant une passerelle qui mènerait à l’essence de l’œuvre. L’artiste construit un monde onirique où plusieurs éléments qui constituent notre monde sont connectés et indissociables les uns des autres dans une harmonie originelle. De l’amalgame du végétal, du minéral et de l’animal, éclot ces chimères qui semblent venir cristalliser, tel des totems, une posture idéelle et une structuration de l’existence. Elles se présentent comme des objets pourvus d’une charge symbolique, qu’il serait donné au visiteur de déceler. D’une image à l’autre les silhouettes de ces corps dessinent la forme de bustes, d’organes génitaux, de végétaux, de minéraux ou d’objets qui partagent leur hybridité. Cette association (d’éléments de règnes différents) est source de tensions et ouvre notre rapport au monde à une poétique nouvelle. Elle permet parfois d’observer des choses de l’ordre de l’invisible ; chez Giovanni Anselmo, ces alliances suggéraient une réflexion sur le temps, la gravité, le poids, l’énergie ou encore le mouvement ; de la sculpture Acid Rain des artistes Sarah Fauguet et David Cousinard, fusionnant bois et béton, émanait une violence symbolique, une barbarie archaïque propre à l’alliage du minéral et du végétal. Chez F.O.R, la question de la sexualité et du rapport que l’homme entretient avec son environnement sont centrales. Les dessins de l’artiste s’observent ainsi comme les métonymies de questions existentielles qui sont à la fois les siennes et celles de tous.


Son Narcisse sans visage déconcerte et de ce trouble exulte l’intensité de cette œuvre. Unique dessin où le corps humain est représenté, le protagoniste du mythe grecque ne peut y assouvir son destin, celui de tomber amoureux de lui-même, l’absence de visage et donc de reflet faisant obstacle à cette fin. L’objet premier de cet amour n’étant plus soi-même peut alors devenir l’autre, un amour qui ne serait plus tourné vers un mais vers tous, Tout. Avec ce Narcisse, l’artiste tord le cou à l’individualisme qui gangrène les sociétés et ose imaginer une réalité où l’amour du prochain et de la nature seraient les premières valeurs à défendre. Force est de constater, d’une part, que le discours humaniste, celui de la solidarité et au passage des droits de l’homme est devenu un discours minoritaire en France quand il n’est vidé de son contenu par le libéralisme qu’il dissimule comme un cheval de Troie – pour ne parler que de notre pays – et d’autre part, que le concept d’Anthropocène, bien qu’il ne fasse pas encore consensus au sein de la communauté scientifique, nous met face à notre responsabilité d’homme sur l’évolution de la planète. Comment ne pas, avec les questions d’actualités qui occupent nos esprits (réfugiés, COP21) et qui sont traitées à tort et à travers par les médias, repenser notre rapport à autrui, notre schéma de protection et remettre ces questions au centre des débats ?

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