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Mykola Ridnyi, Perspective pour hier

 

Blockhaus DY10, Nantes

du 17 septembre au 16 octobre 2016

 

Perspective pour hier est une exposition réalisée dans le cadre d'une carte blanche donnée par l'association Manifestement Peint Vite à L'île d'en face, jeune association de commissaires basée à Nantes. Elle présente le travail de l'artiste ukrainien Mykola Ridnyi, pour qui il s'agit de la première exposition en France. Ses œuvres s'appuient sur les tensions politiques et sociales qui rythment depuis plusieurs années la vie des habitants de l'Ukraine, pour dévoiler et questionner les dispositifs qui participent de la manipulation des populations et, par là même, de leur contrôle. Mykola Ridnyi propose à partir de l'exemple ukrainien, une réflexion sur le rapport que nous entretenons à l'Histoire et à sa mise en scène, par les autorités publiques et les appareils médiatiques. Il met en lumière les conséquences de ce spectacle sur nos rapport aux événements pour nous présenter une œuvre engagée (?). Profitons donc de cette occasion pour visiter cette notion.
 

Dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, qui parurent en 1795, Friedrich von Schiller développe l'idée selon laquelle les questions esthétiques, appliquées à la politique et à la vie sociale, peuvent contribuer au bonheur de l'humanité. Il soutient leur intérêt pratique et politique postulant que, c'est par l'esthétique que l'homme acquiert la morale, qui seule, lui permettra d'atteindre la liberté politique et civique. Si la notion d'engagement est déjà présente au XVIIIe siècle par les travaux de Schiller, c'est Jean-Paul Sartre, au milieu du XXe siècle, qui à travers sa définition de l'intellectuel, instituera le terme d'engagement. Chez Sartre, l'engagement de l'activité intellectuelle dans les affaires de la société relève de l'obligation morale ; l'écrivain a le devoir de mettre sa pratique au service de la vie politique et sociale et de dénoncer les dérives de la société. Cet engagement de l'intellectuel, Sartre le conçoit structurellement et non conjoncturellement, il doit constituer l'essence nouvelle de la fonction d'écrivain.

 

Dès lors, l'art engagé peut être pensé comme une relation éthique, esthétique, voire politique, qui pose la question du lien qui s'instaure entre l'art et la vie. Il s'agit, en effet, d'un engagement dans le monde, de sorte que l'art engagé serait cet art qui va investir différents champs de la société de réflexions sur des manières de résister à des formes d'oppressions ou de participer à un projet collectif. L'art engagé a de fait fonction et capacité à émanciper l'homme et transformer la société. En articulant un rapport au réel, un rapport à la forme et un rapport à la conscience, c’est par résonance, que l’œuvre d’art va insuffler un questionnement sur les enjeux sociaux (1).

Vue de l'exposition Mykola Ridnyi, Perspective pour hier, 17 septembre - 16 octobre 2016, Blockhaus DY10, Nantes

© Philippe Piron

Si ce n'est pas la fonction principale d'une œuvre d'art que d'être engagée, du moins politiquement, nombreux sont les artistes à faire de leur art un lieu d'engagement. Au XIXe siècle, Courbet et ses contemporains, parmi lesquelles Millet et Manet, questionnent par leur appartenance au courant réaliste, l’évolution de la société. Leurs peintures traduisent le réel et reflètent la situation sociale et politique de la France sous le second Empire. À travers certaines tendances de l’art contemporain, on retrouve plus tard posée la question de l'engagement. Par l’entremise du Fluxus, un ensemble d’artistes et de théoriciens vont, au milieu du XXe siècle, remettre en question le statut de l’œuvre et instaurer un nouveau lien entre l’art et la vie. Partant du postulat que chaque homme est un artiste, les membres du groupe (Joseph Beuys, Robert Filliou, Ben Vautier, John Cage, etc.) vont dissoudre les frontières entre l’art et la vie à travers des gestes artistiques qui vont faire se confondre les rôles de l’artiste et du spectateur, interroger les rapports sociaux et conduire à une position critique vis à vis des différentes formes de pouvoir à l’œuvre dans la société, assumant la dimension cathartique de l’art qui découle de cette position. Plus près de nous, des artistes comme Christian Boltanski, Taryn Simon ou encore Tino Sehgal vont puiser dans cette responsabilité intrinsèque à l’artiste pour produire des œuvres qui prennent pour matériau la société. Ainsi, l’artiste engagé, celui qui engage son art, est un opérateur social à travers un regard porté sur la société et son fonctionnement. L’exposition Soulèvements (2), actuellement présentée au Jeu de Paume, sous le commissariat de George Didi-Huberman, illustre cette conciliation d’enjeux politiques et esthétiques, cette fusion de l’art et de la vie, cette volonté de faire sortir l’art et plus largement l’activité intellectuelle de sa sphère pour en faire le terrain d’un engagement, d’une lutte par la prise de conscience.

 

Lors du vernissage de Perspective pour hier, Mykola Ridnyi a précisé aux visiteurs, que son exposition n’avait pas pour objet la crise ukrainienne mais le monde tel qu'il est ébranlé par les crises politiques, économiques et sociales. Sur fond de crise ukrainienne, l’artiste suggère une réflexion sur les différentes facettes d’un conflit, sur le rapport des uns et des autres aux conflits et sur notre attitude face à l’information. Avec Perspective pour hier, Mykola Ridnyi réinvente un nouveau langage sensible, à partir des langages politiques et médiatiques, qui lui permet d’en dévoiler les mécanismes et les remettre en question. Plus qu’un témoignage, ses œuvres transforment la vision du monde telle qu’il est dépeint par les gouvernements et les médias. La démarche artistique de Mykola Ridnyi revêt des aspects autant sociologiques, politiques qu’anthropologiques qui lui permettent de retranscrire la complexité des rapports sociaux et des rapports des individus aux événements.

Vue de l'exposition Mykola Ridnyi, Perspective pour hier, 17 septembre - 16 octobre 2016, Blockhaus DY10, Nantes

© Philippe Piron

En outre, parce que saisir le caractère d'engagement d’une œuvre requiert, entre autre, son analyse et sa contextualisation, l’œuvre d’art pour être reconnue comme engagée, nécessite la participation de celui qui la regarde. C’est par la dialectique, qui prend forme dans l’identification par le regardeur du caractère engagé de l’œuvre que va naître une communauté d’engagement rassemblant l’artiste et les visiteurs (3). L'engagement artistique relève en cela d’une collaboration entre un ou des artistes et des spectateurs. La série de photographies Blind spot (Point aveugle) pose la question de la manipulation des individus par l’image en proposant une métaphore du traitement de la réception des informations fournies par les médias. Il nous invite à interroger notre rapport à l’image. Cette œuvre met le visiteur face à une question : doit-il se contenter de ce qui lui est montré, ou tenter, faire l’effort de découvrir ce qui lui est caché ? Dans la vidéo Regular places (Lieux ordinaires), nous observons des lieux de la ville de Kharkiv qui ont été le théâtre d'altercations entre habitants, altercations dont seule la bande sonore de la vidéos témoigne. S’opèrent alors un contraste entre ces espaces filmés dont les traces du conflit sont absentes et les voix et sous-titres qui forme le fantôme des violences passées. La ville est ici simultanément présentée comme espace de vie - paisible - et comme la scène de l'expression des tensions sociales. Ces deux œuvres mettent le visiteur face à un choix qui engage sa responsabilité en tant qu'observateur : faire appel à sa curiosité pour combler le manque ou faire la sourde oreille à ce qui a eu lieu. Les vidéos Shelter et Dima sont issues de la rencontre entre l’artiste et deux citoyens ukrainiens, un enseignant militaire et un ancien policier. Elles se donnent à voir comme les récits individuels de ces deux protagonistes en ce qu’elles témoignent du rapport de chacun d’eux à la situation politique du pays. Les œuvres de Mykola Ridnyi utilisent les outils de la société de contrôle, qu’il manipule à son tour pour nous mettre en situation d’une confrontation subjective à notre réalité.

Vue de l'exposition Mykola Ridnyi, Perspective pour hier, 17 septembre - 16 octobre 2016, Blockhaus DY10, Nantes
© Mykola Ridnyi

La locution “art engagé”, telle qu’elle est communément employée, suppose qu’il existerait un art non engagé, un art à l’écart du monde et qui aurait pour objet autre chose que l’Homme, son rapport au monde et la place qu’il occupe au sein des sociétés. Peut-être, l’engagement, qui relève d’une décision, “acte par lequel on s'engage à accomplir quelque chose” (4), fait-il de l’artiste une personne engagée par définition. Les œuvres d’un artiste peuvent s’inscrire dans une démarche de critique qu’elle soit esthétique ou politique, il n’en reste pas moins que l’acte initial, l’acte de création constitue, déjà un engagement. L’artiste n’est-il pas celui qui met sa créativité, sa sensibilité et son intellect au service de son art ? L’acte créateur est toujours le témoignage, d’une manière d’être au monde et de le concevoir. Ainsi, user de l’expression d’art engagé - comme l’on serait tenté de le faire pour Mykola Ridnyi - pour définir la pratique d’un artiste dont les œuvres cherchent décrire et à faire prendre conscience d’une réalité sociale et politique peut relever du pléonasme.

 

Si l’on conçoit qu’il y a un engagement de fait dans l’art, il faut toutefois reconnaître qu’une œuvre peut observer différentes formes d’engagements. Ces engagements-là, se traduisent dans les qualités sémantiques et formelles de l’œuvre et sont activés puis ré-activés chaque fois que le visiteur parvient à les identifier. Sans cette reconnaissance octroyée par son expérience physique et intellectuelle, les prises de position soumises par l’œuvre demeurent dans un territoire obscur qu’arpente seul le créateur de l’œuvre. Perspective pour Hier de Mykola Ridnyi invite le visiteur à pénétrer dans un terrain vague qui va, par la conscience du nouveau venu, se peupler de formes et de sens. C’est dans la relation artiste-œuvre-récepteur que va jaillir la ou les formes d’engagements qu’abrite l’œuvre.

(1) Jan Blanc, Entretien avec Romain Iantorno, Émission Recact, février 2014

(2) Exposition Soulèvements, 18 octobre 2016 - 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris.

(3) Jan Blanc, Entretien avec Romain Iantorno, Émission Recact, février 2014

(4) Définition du dictionnaire en ligne Larousse.

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