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L'Asymétrie des cartes


Grand Café, centre d'art contemporain et Life, Saint-Nazaire
Du 22 janvier au 10 avril 2016

En totale résonance avec le climat politique et social actuel, l'exposition qui s'est tenue du 22 janvier au 10 avril 2016 à Saint-Nazaire, invite à repenser la notion de frontière et l'usage de la cartographie. Les oeuvres des artistes sélectionnés par Sophie Legrandjacques (1), qui assure le commissariat de l'exposition, offrent plusieurs regards sur les problématiques que posent la délimitation des territoires. Les vidéos, photographies et installations présentées au Life et au Grand Café, suggèrent des manières multiples d'envisager la frontière, d'emblée comme limite et point de passage, mais aussi comme facteur de bouleversements sociaux qui se manifestent tant au niveau collectif qu'individuel. Le travail de plusieurs de ces artistes se caractérise par une réappropriation de la carte. Ces cartographies singulières apportent un éclairage sur la pluralité des rapports entretenus avec le territoire, qu'il s'agisse de leur propre rapport, de celui des individus qu'ils ont croisé ou des États. Les trajectoires biographiques de ces artistes dévoilent une expérience de la frontière qui n'est probablement pas étrangère aux thématiques qu'ils explorent dans leurs oeuvres.

 

La frontière est paradoxalement et par essence ce qui sépare et qui unit deux choses différentes. On peut parler de frontière pour exprimer la limite entre deux espaces, ou entre des choses immatérielles, comme des domaines de pensée (frontières entre art et politique, entre "sciences dures" et "sciences molles", entre nature et culture, etc.). La frontière s'observe dans tous les domaines liés à l'activité humaine, ainsi elle peut être géographique, sociale, économique, juridique ou culturelle. Didier Fassin (2) souligne que dans la langue française, il n’y a qu’un mot pour parler de "frontière", alors qu'en anglais, le terme "border" renvoie à la limite légale séparant des territoires, et celui de "boundary" se réfère aux frontières symboliques qui distinguent les individus selon leur catégorie sociale et leur appartenance culturelle et religieuse.

 

La complexité des réalités qu'englobe la notion de frontière en font un objet ambivalent dont les formes et les fonctions sont parfois difficile à saisir. La pluralité des approches disciplinaires et des définitions qui découlent de l'étude de cette notion, révèle son caractère polysémique et lui attribue une dimension autant matérielle que symbolique. C'est de l'hétérogénéité des formes de la frontière que l'exposition entend rendre compte à partir de l'exercice cartographique. La carte, outil qui sert à la représentation graphique du monde est, elle aussi, porteuse d'enjeux multiples. Elle répond à une vision du monde et en ce sens elle ne peut jamais être totalement objective. Autant que la frontière, elle est une construction qui permet de penser le rapport que l'homme entretient avec son monde.

Vidéo de Till Roeskens « Vidéocartographies : Aïda, Palestine », 2009 Courtesy de l’artiste

Vidéo de Till Roeskens « Vidéocartographies : Aïda, Palestine », 2009
Courtesy de l’artiste

Frontières internes


L'oeuvre de Till Roeskens, projetée au Life, relate les témoignages d'habitants du camp Aida en Cisjordanie qui accueille depuis les années 1950 des réfugiés victimes du conflit israélopalestinien. Chaque vidéo montre le dessin progressif d'une carte par une main invisible, celle de la personne qui raconte simultanément un épisode de son histoire au sein du camp. Ce dernier évolue sous le feutre des habitants et devant les yeux du visiteur qui captent à la fois les histoires personnelles de ces individus, et comment les frontières internes qui se créent autour d'eux façonnent et délimitent leur quotidien. Les cartographies dessinées par les habitants structurent dans l'espace le témoignage livré, et permet de suivre leurs déplacements contraints par les nombreux dispositifs relatifs à l'état de guerre et qui reconfigurent sans cesse le camp (barrages,déviations, checkpoints, mur, etc.). La carte est soutenue par la parole avec qui elle partage sa subjectivité.

 

La frontière et la migration


Parce que la carte permet, entre autres, la matérialisation des frontières, elle constitue un intérêt politique majeur en matière de gouvernance territoriale. La frontière perçue comme l'enveloppe d'un territoire, délimite une zone dans laquelle un état exerce sa souveraineté. Les cartes et les frontières sont à cet égard des instruments qui inscrivent le politique dans l'espace.

 

Au Grand-Café, l'installation de Lawrence Abu Hamdan, Conflicted Phonemes, s'intéresse au phénomène de l'immigration. Il propose deux oeuvres qui prennent la forme de cartographie, l'une chronologique, l'autre sonore, afin de dénoncer la politique gouvernementale menée dans des pays comme l'Allemagne, la Suisse ou encore l'Australie. La première carte est introduite par un texte qui présente une méthode employée par ces états afin de limiter l'immigration dans leur pays. Des tests vocaux sont pratiqués sur des demandeurs d'asile sans papiers dans le but de déterminer par l'analyse de leur voix et de leur accent si leur nationalité est celle dont ils se proclament. La carte chronologique associée à ce texte décrit à l'aide de symboles graphiques l'impact des crises sur les mouvements de populations en Somalie, et l’influence de ces mouvements sur le nombre et la nature des langues pratiquées. Partant du premier langage, elle montre comment les déplacements des individus, motivés par des raisons diverses (conflit politique, mariage forcé, famine, etc.) ont modelé leur manière de parler.

 

La seconde partie de l'installation regroupe des cartes sonores, conçues par un collectif de chercheurs, de militants et de graphistes, auprès de candidats dont les demandes d'asile avaient été rejetées suite aux tests vocaux sollicités par les services d'immigration néerlandais. Elles montrent que les langues parlées par les demandeurs d'asile varient en fonction de leur interlocuteurs. L'installation de l'artiste met en évidence la rigidité, l’insuffisance et, de surcroît, l'absurdité du dispositif technique en ce qu'il ne tient pas compte des trajectoires de vie de chaque individu et, de fait, comment celles-ci façonnent leur langage. L'argument qu'elle oppose remet en cause le dispositif des tests vocaux en soulevant la question de la construction de l'identité. Ici, l’artiste se confond avec le sociologue. Ses deux cartes soulignent également le caractère intangible de la frontière dont le franchissement n'intègre pas seulement l'espace, mais sollicite des choses plus abstraites, ici, le langage. À la frontière spatiale représentée par les services de contrôle de l'immigration, s'ajoute une autre frontière, celle liée à l'identité des migrants.

Vue de l’exposition « L’Asymétrie des cartes », Le Grand Café, centre d’art contemporain - LiFE Saint-Nazaire, 2016  Installation de Lawrence Abu Hamdan « Conflicted Phonemes », 2012  Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier Photographie Marc Domage

Vue de l’exposition « L’Asymétrie des cartes », Le Grand Café, centre d’art contemporain - LiFE Saint-Nazaire, 2016
Installation de Lawrence Abu Hamdan « Conflicted Phonemes », 2012
Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier
Photographie Marc Domage

Tout comme l'installation de Lawrence Abu Hamdan, les oeuvres de Bouchra Khalili, de Marcos Avila Forero et d'Enrique Ramirez, présentées au Life, dépeignent des expériences de la frontière dans le cadre de la migration. Dans Mapping Journey, Bouchra Khalili nous fait suivre le parcours de huit clandestins à travers des vidéos qui répondent toutes au même procédé. Dans un plan fixe sur une carte de géographie, une main munie d'un feutre dessine le parcours du dessinateur tandis que sa voix le commente. Chacune de ces mains appartient à des clandestins originaires d'Asie, d'Afrique, du Moyen-Orient et de l'Europe qui, pour des raisons diverses, ont quitté leur pays pour rejoindre la France, l'Allemagne ou encore l'Italie. Poussé par l'espoir, le clandestin se donne ici à voir comme celui qui défie les frontières et les systèmes qui les régissent. La compilation des histoires révèlent des hommes et des femmes qui ont en commun leur détermination à braver les limites des territoires. La dureté des récits de chacun contraste avec la sobriété du dispositif qui résume leurs parcours en une succession de points et de tracés sur la carte. Sur le papier, les frontières se franchissent d'un simple trait, or les histoires orales qui sont associés à ces tracés rendent à l'expérience de la frontière sa multidimensionnalité. Le choix de l'anonymat pour les protagonistes de ces vidéos peut se lire comme le symbole de la dépersonnalisation des solutions proposées par les pays européens face à la "crise des réfugiés". En mai 2015, la Commission européenne proposait de répartir les réfugiés dans les pays de l'UE selon un système de quotas qui se baserait sur des critères statistiques (population des pays, PIB, taux de chômage), faisant des réfugiés une masse sans voix et sans identité, sans histoire.

Lawrence Abu Hamdan « Conflicted Phonemes », 2012
Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier

Alors que dans l'oeuvre de Bouchra Khalili, des mois, voire des années de migration sont résumées dans des vidéos de trois minutes, celles de Marcos Avila Forero et d'Enrique Ramirez offrent une temporalité qui nous fait entrevoir la frontière comme territoire de l'attente des émigrants.


Marcos Avila Forero engage son corps pour composer une oeuvre dans laquelle l'expérience de la frontière se dévoile sous différents aspects. Au Maroc, d'Oujda (frontière algérienne) à Melilla, en bord de mer, l'artiste tire une reproduction en plâtre d'un cayuco, bateau de pêche utilisé par les clandestins pour traverser la Méditerranée. La traînée blanche issue du frottement du plâtre sur la route dessine le trajet de cette embarcation qui s'use au fur et à mesure du parcours (150 km) jusqu'à complètement disparaître. Le point d'arrivée est aussi celui d'une rencontre avec un groupe de migrants qui guettent, parfois depuis des années, le moment où ils pourront traverser cette frontière au contrôle renforcée. Cette vidéo de dix-sept minutes permet d'éprouver la pénibilité du parcours dans lequel se lancent tous les jours des milliers de migrants et de réfugiés. La traînée laissée par le bateau qui se consume dessine dans le paysage la trajectoire de l'artiste. La frontière n'a pas été franchie, mais la trace laissée, bien qu’éphémère, nous rappelle la gravité du geste de quitter son pays. L'expérience de la frontière implique l'épreuve du temps, où l'espoir est mis à l'épreuve par l'attente et où l'incertitude se fait compagne silencieuse.

 

L'oeuvre d'Enrique Ramirez, Cruzar un muro, dépeint d'une tout autre manière l'impact psychologique du processus de migration. Par une mise en scène frappante de poésie, l'artiste adresse la question de l'exil, événement à la fois individuel et collectif, synonyme de perte et de d'acquisition, dont il rappelle l'universalité. L'image de ces trois personnes dans cette pièce qui se laissent porter par le courant de l'eau et qui ne semblent aller nulle part, fait écho à l'oeuvre de Bouchra Khalili dans laquelle les parcours des protagonistes semblent interminables. Le processus de migration se révèle ici dans sa dimension administrative et psychologique. La vidéo de l'artiste engage aussi bien les politiques d'immigration des états que l'histoire personnelle des individus.

 

S'il incarne le désir d'aller de l'avant des individus, le processus de migration ne promet pas l'atteinte d'une destination. Les frontières qu'il implique ne se matérialisent pas essentiellement dans l'espace, mais se manifestent tout autant dans la capacité de chaque individu à trouver sa place et à s'adapter à de nouvelles conditions de vie. Ces oeuvres révèlent la précarité du statut de l’émigrant, voyageur incertain plongé dans l'attente d'une vie nouvelle pour qui expérience de la frontière équivaut à expérience de l'incertitude.

Enrique Ramírez « Cruzar un muro », 2013
Courtesy de l’artiste et Galerie Michel Rein

La frontière et les relations internationales


Les oeuvres de Marcos Avila Forero, Milena Bonilla, Marc Boulos et d'Alexander Apostol, présentées au Grand Café abordent sous des angles différents la question de la frontière dans le cadre des relations internationales. L'installation photographique et sonore de Marcos Avila Forero, montrent comment les frontières idéologiques s'inscrivent dans l'espace et conditionnent la vie des populations. Par un parallèle entre la Corée et la Colombie, il pointe la division sociale qu'a engendré la Guerre Froide dans ces deux territoires. La frontière qui sépare les doctrines communistes et capitalistes s'est matérialisée dans le cas de la Corée qui s'est vu divisée en deux alors qu'en Colombie la séparation n'est pas aussi franche, les frontières sont internes et invisibles dans l'espace ; elles ne s'observent que dans les modes de vies des habitants ou monde rural s'oppose au monde urbain.


Marc Boulos use également du parallèle entre deux pays pour désigner les effets du capitalisme et de sa fille, la mondialisation. All That Is Solid Melt into Air, met en parallèle à travers deux vidéos projetées face à face, les territoires du capitalisme : ceux qui le propagent et ceux qui le subissent. L'une des vidéos se compose de moments filmés au sein de l'établissement du Marché d'échange de Chicago (CME), l'une des plus importantes bourse de pétrole au monde. Les images commencent par montrer le quartier d'affaire de la ville de Chicago où se trouve le siège de l'entreprise pour ensuite nous faire pénétrer à l'intérieur de la bâtiment. On y découvre la foule de courtiers en pleine opération de vente, les yeux rivés sur des écrans sur lesquels des chiffres se succèdent à l'infini. La gestuelle des corps répond au défilé des chiffres, qui mènent la danse. Le montage de la vidéo tout comme les procédés numériques utilisés pour isoler les corps du décor et les faire apparaître sur un fond monochrome, invite à porter un regard ethnologique sur cette profession. Les mouvements des corps sont donnés à voir comme s'il s'agissait de gestes opérés dans le cadre d'un rite. Louanges et prières au dieu du capitalisme ?


Les images de la seconde vidéo montrent des pêcheurs appartenant au Mouvement nigérian pour l'émancipation du Delta du Niger. Ce groupuscule armé combat les firmes internationales dont l'exploitation de pétrole dans cette région du Niger engendre la pollution du delta et l'appauvrissement des populations environnantes qui vivent principalement de l'industrie de la pêche. La vidéo compile des entretiens avec des membres du mouvement et des habitants du delta, ainsi que des scènes des cérémonies qu'ils accomplissent lors de leur rassemblement. Par le double parallèle (formel et symbolique) qu'il établit entre ces deux vidéos, l'artiste souligne le caractère militant de sa démarche. Le titre de l'oeuvre, fort de signification, renvoie d'une part au caractère spéculatif des transactions financières qui ont des conséquences tangibles sur les nations et leur habitants, et d'autre part à l'obsoléscence des frontières matérielles causés par la mondialisation.


Les cartes d'Alexander Apostol et de Milena Bonilla, pose la question de la colonisation et de l'abolition des frontières portée par les états capitalistes en s'appuyant sur la dominance exercée par les États-Unis et l'Espagne sur l'Amérique Latine.

« © W.M. JACKSON, Inc. », Alexander Apóstol, 2000
Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier

Alexander Apostol présente huit cartographies de pays latino-américain qu'il a modifié afin de faire apparaître sur chaque carte deux silhouettes dont les interactions témoignent des rapports de force qui se jouent entre ces pays et les Etats-Unis. D'une autre manière, l'oeuvre de Milena Bonilla souligne le rôle stratégique des cartes. L'installation Size/To Sell Or To Rent, est une carte en anamorphose du continent américain. Chaque pays est représenté par une pelote de laine dont la taille varie en fonction de la superficie des pays. La particularité de cette oeuvre réside dans le rapport qu'elle entretient avec son prix. En attribuant un prix à chaque pays en se basant sur sa superficie, l'artiste soulève la question des relations entre capitalisme, colonialisme et marché de l'art. Un autre degré de lecture de l'oeuvre s'offre quand on apprend que l'installation est le fruit d'une commande passée à l'artiste par une banque espagnole qui avait joué un rôle significatif lors de la colonisation de la Colombie, d'où l'artiste est originaire. En indexant le prix de son installation sur le cours de la monnaie colombienne, faisant ainsi grimper son prix de vente l'artiste est parvenu à ce que la banque renonce à l'achat de son oeuvre, proposition qu'elle avait interprété comme une nouvelle tentative de racheter la Colombie.

 

Si la mondialisation par l'instauration d’un système capitaliste libéral vise à accroître la libre circulation du capital, elle ne signe pas pour autant la fin des frontières. Celles-ci demeurent des sujets de débats dans la mesure où la mondialisation a pour conséquence non seulement l'augmentation des flux financiers, mais aussi l'augmentation des flux migratoires. Question centrale des relations internationales, la frontière est constamment redéfinie et ses modes opératoires sans cesse repensés. Il est intéressant de noter que le principe de la libre circulation au sein de l'UE se retrouve questionné face à la "crise des réfugiés", et qu’au même moment, les états membres sont rentrés récemment en négociation avec les États-Unis sur la question du TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement), projet d'accord de libre échange transatlantique.

 

La carte et la frontière se justifient l’une et l’autre, c’est ce que l’exposition dont les oeuvres révèlent l'asymétrie des cartes et par là même l'asymétrie des frontières, permet de comprendre. Les différentes propositions soulignent, et le caractère subjectif des cartes et leurs limites quant à la représentation de la complexité des réalités qu'elles dessinent. Elles offrent au delà, des regards multiples sur la notion de frontière. Les différents thèmes qu'elles abordent permettent d'en éprouver la complexité, voire l'insaisissabilité. Loin d'être immuable, la frontière évolue avec les sociétés. Elle ne désigne pas seulement une ligne dans un paysage ou sur une carte, elle est d'abord une institution, elle n’est donc pas figée mais se voit transformée sous l'impulsion des divers événements qui marquent les sociétés contemporaines.

 

(1) Directrice du Grand Café
(2) Didier Fassin (1955), est un anthropologue, sociologue et médecin français. Propos recueillis par Catherine Portevin et Sophie Lherm dans un entretien pour Télérama (n° 3133). Source : http://www.lecfcm.fr/?p=1484

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